samedi 21 juillet 2012

SURRÉALISTE VIOLENCE DE L'ISOLEMENT



Cette image de Batman volontairement choisie du livre à colorier des enfants.

Hier matin, j’ai entendu à la radio (98,5FM) parler de la tuerie dans ce cinéma de Denver au Colorado.

Pardon à Radio Canada que je délaisse un peu. Infidèle que je suis parfois.
Je n’ai pas encore lu les journaux ce matin.    
            
J’ai vu en soirée les images à la télévision, les images de la désolation de cette tuerie.  Je n’ai pas pu cesser de penser aux victimes comme l’a suggéré à la radio, hier matin, la jeune femme, témoin-victime elle-même de la tuerie de Dawson. La suite...

Elle déplorait le fait que dans les prochains jours nous ne parlerions que du tueur et que l'on ne parlerait pas ou peu des victimes. Je rajouterai que nous ne parlerons que de lui, on débusquera son passé pour comprendre ce qui l’a amené à poser ce geste absurde, lui et son rapport avec la famille, avec ses amis, de la préparation minutieuse de cet acte, des motifs qui ont entouré son geste, de lui et de lui et de lui. Et ces images défileront en loop sur nos écrans.

« L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers au poing, à descendre dans la rue et à tirer, au hasard, tant qu’on peut dans la foule. »

 Dans le Premier Manifeste du Surréalisme, 1924, André Breton

J’aime le mouvement surréaliste. C’est son étude qui m’a forcée à réfléchir à la vie. D’autres ont eu des mentors, j’ai eu, pour former mon esprit d’adolescente, la lecture en profondeur des écrits d’André Breton, d’Aragon, de René Daumal, etc.

J’ai adhéré à leur approche de l’art, de la philosophie.  Mais chaque fois que j’ai lu ou retrouvé cette phrase au hasard de mes lectures, je ne pouvais que me détacher du reste de leur philosophie. Mon sang se glaçait.

Hier, avant-hier, et avant-avant-hier, il y a eu des tueries. Des enfants, des jeunes adultes ont vu leur vie volée par les éclats de balles, par des coups de couteaux, par des incendies volontairement déclenchés… d’autres, d’innocentes victimes parce qu’elles se trouvaient au mauvais moment au mauvais endroit tandis que d’autres ont péri parce que la mort n’est pour plusieurs que la solution à leurs souffrances morales d’abandon ou de rejet ou même parce que la mort est banalisée dans leur esprit malade écartelé entre le bien et le mal.

Je suis perplexe ce matin quant à nos manières d’étaler au grand public ce type de situation. Comme si, l’acte perpétré par cet homme est un acte héroïque.

 « C’est que le public en redemande », vous sera servi comme argument par les analystes des médias traditionnels qui mesurent heure par heure les cotes d’écoutes.

Oui, cette proximité avec les tueurs que ce soit Magnotta ou celui-ci fait en sorte que « nous sommes avec Ceux qui tuent.  [1] 

Un peu trop près de ceux qui tuent.

Ce qui se passe maintenant dans notre village global, c’est la proximité des lieux géographiques, mais pas celle des gens comme nous avons tendance à se le faire croire par nos navigations virtuelles quotidiennes. 

Paradoxalement, nous avons l’impression d’être près d’eux.

Nous avons l’impression d’être protégés par nos écrans d’ordinateur et nous nous projetons comme Alice au pays des merveilles de l’autre côté du miroir ou de l’écran. Il y a longtemps, j’ai écrit un texte dans un magazine suisse sur les sites d’échange et la projection qui y est faite du meilleur ou du pire de soi-même.

Ce qui m’avait frappée dans ces sites, c’était la proximité et la mauvaise perception des gens entre le rêve et la réalité. Entre la fiction et la réalité. Entre le virtuel et la réalité.

Nous n’avons pas fini d’analyser pourquoi précisément ce fou de Denver a tiré dans ce cinéma le soir de la première de Batman : parce que le libre port d’armes, la violence au cinéma, le mal de vivre, la gratuité du geste, devenir plus célèbre que Batman, la banalisation de la mort ou tout simplement la démence…  

Plusieurs d’entre nous nés au Maroc se souviennent des fous du Quartier. Il y en avait non seulement dans chaque quartier mais dans chaque famille. Et, au lieu de les isoler, ils étaient intégrés et gare à ceux de l’extérieur qui s’en moquaient.

Nous habitions dans les quartiers européens, mais ma grand-mère (l’Allemande pas la Palestinienne) habitait rue Jean-Jacques Rousseau (pas loin de la place Verdun à Casablanca).


Qui de ma génération n’a pas connu Bébé Cadum de la rue Jean-Jacques Rousseau? Ce monsieur était prénommé ainsi parce qu’il avait une face rouge, joufflue, et des yeux bleus acier - comme le bébé Cadum de la vieille publicité française de savon, qui traînait chez l’épicier du coin.

Bébé Cadum ne contrôlait pas ses mouvements, il était obligé de passer d’un mur à l’autre pour que son élan soit stoppé. Ensuite, il frôlait ce mur en s’y agrippant pour ne pas tomber? Il était le fou de la rue et gare à ceux qui se moquaient de lui…  Il leur lançait un regard plein de bonté, un regard qui disait : « j’ai de la peine». Les plus sensibles d’entre nous rappelaient à l’ordre les autres aveuglés par la violence de leurs paroles ou de leurs gestes de rejet qui en rajoutaient.

Un jour, ma mère nous a donné une leçon de vie. Le jour où mon frère et moi nous moquions de lui devant elle.

Elle nous a pris chacun par la main, malgré nos cris et nous a amené vers lui. De force. En nous disant que, si nous continuons à nous moquer, nous deviendrons pareils et que ce que nous faisions était mal. Très mal!

Elle avait lâché nos mains pour prendre celle de Bébé Cadum, a mis nos petites mains dans la sienne tout en continuant de s’entretenir de sa santé. Lui ne répondait que par des grognements et des hochements de tête incontrôlables.

Ma mère semblait comprendre ce qu’il disait.

Inutile de dire que pour nous, les moqueries étaient finies. Si bien que, chaque fois, que nous nous trouvions chez ma grand-mère, à Casablanca, sur la rue Jean-Jacques Rousseau ou autour, nous attendions sa venue pour aller vers lui.

Il faisait désormais partie prenante de la visite hebdomadaire chez les grands-parents.

Une fois, mon grand-père lui avait aménagé un petit coin près de lui pendant qu’il travaillait. Mon grand-père, l’ « érudit écrivain public », s’installait au coin de la rue, avec sa machine à écrire et rédigeait les correspondances en espagnol, en français, en anglais, en allemand… aux analphabètes du quartier. Bébé Cadum, protégé par la corpulence de mon grand-père regardait et écoutait fasciné et hypnotisé les touches de la machine à écrire et les lettres valser sur la feuille autour du rouleau.  

Certains nourrissaient Bébé Cadum, lui apportaient des bonbons, d’autres le faisaient assoir dans leur boutique alors que d’autres, comme les enfants, le craignaient. Tous savaient qu’il n’était ni méchant ni violent. Tous connaissaient et reconnaissaient son existence. 

Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est que n’importe qui, n’importe quand peut préparer un acte aussi innommable et surréaliste que celui de Denver, de Dawson, de Poly et les autres tristement célèbres, sans que son entourage ne se rende compte de ce qui l’habite, ni de ce qu’il prépare, tant il y a d’isolement et de manque de connaissance profonde de l’autre et de ceux qui nous entourent.

Ça c’est le plus dramatique!

                                                                                 


[1] Le Nouveau Réactionnaire, Jean Clair, interview avec Elisabeth Levy. 

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