samedi 28 juillet 2012

MON PÈRE ET LA POLITIQUE




Le BLUE  STAR * 


Cette semaine, avec mes amis, amies, famille, collègues, nous avons parlé du sujet de l’heure : les futures élections. Tout un chacun avait une opinion bien arrêtée. Certains vont voter stratégiquement, d’autres pour leurs convictions profondes, tandis que d’autres attendent le début de la campagne pour évaluer ce qui sera proposé par les partis avant de se prononcer.

J’ai décidé de m’amuser à dresser une série de portraits d’hommes et de femmes de mon entourage choisis au hasard de mes rencontres, un portrait de ces citoyens que l’on entend moins parce qu’ils ou elles ne sont pas des personnalités connues. Parler de ces observateurs non participants aux débats publics ni aux réseaux sociaux. La suite...

Je voulais donc commencer par un jeune de 33 ans, directeur de systèmes informatiques, pour ses opinions bien spéciales, ou par cet ancien felquiste, quand j’ai lu en me levant ce tweet envoyé par Pierre Duchesne sur Twitter: « J’espère que vous serez nombreux à parler à vos amis et membres de la parenté pour leur dire que cette élection est importante. »

Immédiatement, j’ai pensé à mon père immigrant et libéral. Il n’y a pas plus libéral que ce dernier. Lui demander de réfléchir à son futur vote et essayer de le convaincre de donner son vote à un parti souverainiste, c’est comme lui affirmer qu’il sera expulsé si le Québec devenait indépendant.

Mon père a 84 ans. Il est arrivé, en 1964, sous un gouvernement libéral au Québec, celui dirigé par Jean Lesage, et un gouvernement libéral au Canada : celui de Lester B. Pearson.
Lorsqu’il était enfant, mon père était fou de la musique de Benny Goodman et de Woody Herman.  Il  rêvait l’Amérique alors qu’il voyait déambuler dans les rues de Casablanca, les jeunes soldats de l’armée américaine.

Au Maroc où il est né, mon père jouait du saxophone ténor, de la clarinette et de la « guitare électrique solo » et pour boucler ses fins de mois, il travaillait comme comptable dans une compagnie américaine. Car il parlait l’anglais. Pas parce qu’il a fait des études.

Il a quitté l’école à la fin de son cours élémentaire et n’a jamais pu continuer à étudier pour la simple et unique raison que ses parents n’avaient pas les moyens de lui acheter les livres dont il avait besoin.  Il était le 12e enfant.

Sa mère qui parlait l’Arable classique (littéraire, dit-il, car elle était née à Jérusalem), l’Espagnol et le Français, était couturière pour les Galeries Lafayette. Elle produisait des manteaux et des costumes et pour faire un peu d’argent supplémentaire, elle achetait des tissus blancs, les teignaient et cousaient des drapeaux marocains, français, américains, etc.

Son père était « céréaliste » et ne travaillait que 2 à 4 mois par année.
A 13 ans, mon père intégrait un cours professionnel et à 14 ans, il travaillait comme tisserand. Il était celui qui tissait les imprimés "Prince de Galles" à Casablanca. Fièrement, il raconte avoir acheté du tissu, à la compagnie qui l’embauchait, pour se faire coudre une veste par sa mère.

Il finissait de travailler à 18 h et de 20 h à 22 h, il prenait des cours d’anglais et de comptabilité en alternance. C’était des cours gratuits de deux ans offerts par l’état. Ils étaient 40 en classe  à débuter le cours et au bout des deux années, il n’en restait que deux. Lui et un jeune arabe, m’a-t-il déjà raconté en riant.

A l’âge de 15 ans, après avoir travaillé quelques mois pour une autre compagnie, celle qui l’avait embauché comme tisserand alors qu’il avait 13 ans, le réembauche comme aide-magasinier puisqu’il étudiait en comptabilité.

Et, selon ses propres mots… comme il commençait à être riche,  puisqu’il gagnait son propre argent, il s’offre alors des cours de solfège avec le voisin du troisième qui était professeur de violon.

Grâce à ces cours, il intègre la première fanfare de Casablanca et à l’âge de 17 ans, il joue de la clarinette soliste. Il est fier de raconter que les journaux de l’époque en parlaient et qu’il jouait du Mozart.

Ceci n’est pas tout. Compétitif, il décide de s’inscrire au club de natation, l’Idéal Club, pour le concours de la traversée du port de Casablanca. Il en fait deux fois le tour : 3 km 500. 

Natation qu’il a apprise seul.  Ils étaient une centaine à faire le tour du port. Il n’a jamais gagné mais l’important pour lui était de participer, nous répétait-il constamment, lorsque enfants nous perdions.

Son véritable job et sa passion était la musique. Un soir, son band – le Blue Star (nom qu’il avait choisi pour faire référence au judaïsme, à l’étoile de David, sans la nommer vraiment par crainte de représailles), est embauché par les Américains de la United Service Organization (USO), pour distraire les troupes de soldats basés au Maroc. Ils y sont restés 7 ans.

Puis il a joué de la musique pour le Cercle de l’alliance israélite de Casablanca et le club des Provinces de France. Je me souviens, alors que nous étions enfants, nous l’écoutions jouer de la fenêtre de la cuisine de l’appartement qui donnait, dans le même bloc, sur l'édifice arrière des provinces de France.

Puis vint l’indépendance du Maroc en 1956. Le pays n’était plus le même. Mes parents très européanisés ou américanisés dans leurs têtes ne s’y sentaient plus très bien.

Lorsqu’il a rencontré ma mère (qui elle était secrétaire de direction dans une banque – avec un cours élémentaire aussi), il a immédiatement fait sa demande pour émigrer aux États-Unis, à New York, Washington ou en Nouvelle-Orléans puisque une partie de notre famille s’y trouvait déjà. Et une autre demande pour le Canada. Les deux acceptations sont arrivées en même temps et le choix du Québec s’est imposé. Nous étions francophones.

Nous sommes arrivés à Montréal, le lundi 13 avril 1964, grâce en grande partie à Raphael Lallouz, son batteur, qui avait lui, déjà émigré. Ce 13 avril donc, il  rencontrait Gus Viseur, l’accordéoniste de bal musette et le samedi soir, il travaillait déjà comme musicien à l’Union française.

Puis, pendant 29 ans, il a fait de la comptabilité pour la compagnie Standard électrique qu’il a quitté à l’âge de 66 ans. Il aurait continué à y travailler si elle n’avait pas fait faillite.
Lorsque j’ai travaillé au Bloc québécois,  j’ai demandé à mon père en 92 de voter Non à Charlottetown et pour le BQ en 93.

Vous pensez qu’il a suivi mes conseils? Et bien non! Ni en 92, ni en 93. Il me l’a avoué, il n’y a pas si longtemps.

La famille est arrivée au Québec grâce au Parti libéral, dit-il. Il est reconnaissant au parti de lui avoir permis, de travailler, de gagner sa vie dignement et surtout de pouvoir élever ses enfants sans crainte.

Vous pensez qu’après un parcours comme le sien il est facile de le faire changer d’avis? Même sa propre fille n’avait pas réussi.

Mon père est Libéral. Il est si Libéral qu’il en est « conservateur »!

Vous croyez que certains aînés ou jeunes immigrants qui ont quitté leur pays natal après des bouleversements violents ou une indépendance changeront leur ligne de pensée ou d’orientation politique? Peut être bien que oui? Peut être bien que non?

Peut être que pour certains d’entre eux le moment est venu d'analyser la politique autrement - de la géopolitique à la régionalisation?

Peut être que certains d'entre eux ont compris que les temps et les besoins ont changé et que nous vivons un moment important de notre histoire québécoise, comme le souligne Pierre Duchesne?


* Sur la photo selon mon père: le batteur est un invité qui a souhaité prendre la photo, par contre le deuxième à gauche, qui tient les maracasses est le batteur officiel: Raphael Lallouz, Rosine Chauvet (Charbit - Algérienne d'origine) et sa soeur (dont il ne se souvient plus du nom), Elie Abitbol (mon père - clarinettiste - chef d'orchestre), Émile (saxo) et le dernier dont il ne se souvient plus le nom mais l'origine espagnole.


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