vendredi 26 octobre 2012

ELLE - S


                                                                    Mouton courant


Cette nouvelle a été présentée, en 2011, au concours Zone d'écriture à Radio Canada. 
Elle n'a pas été gagnante. Je la partage ici. 


« La lucidité est la blessure la plus proche du soleil. »

— René Char

Le jour commençait à peine à se lever. Elle avait passé la nuit à réfléchir. Observé les moindres soubresauts des poissons sur le lac endormi. Elle avait vu les premiers reflets du ciel éclaircir le lac, plongée dans ses pensées pas toujours heureuses.

Elle était levée la première. Les enfants ne tarderaient pas à envahir la cuisine.
La tête dans la brume des lendemains de veille, elle pensa à son mari dans la pièce d’à côté. 

Se souvient-il du voyage qu’ils avaient fait dans son pays natal? Se souvient-il qu’il n’avait pas tenu le coup très longtemps, qu'il n’y avait perçu qu’un pays du tiers-monde sans même tenter d’en saisir la magie du quotidien, la chaleur des gens et leur sens du partage? ? Et pour cause…

Son ventre à elle commençait à faire des ravages. Elle sentait les crampes menstruelles lui déchirer le bas-ventre, et l’angoisse qui monte vers la poitrine à chaque mouvement. Comme chaque mois.

Chaque mois, c’était la même histoire qui se répétait. A la simple vue du sang, c’était la même histoire.

Elle se retrouvait dans le Mellah, à Casablanca, dans ce secteur de la ville qui abrite la communauté juive marocaine. Chaque fois, qu’elle pénétrait dans l’enceinte intérieure, un sentiment d’insécurité l’envahissait. Elle ne comprenait ni la langue parfaitement, ni les codes. Les gens avaient l’air de se comprendre d’un regard, d’un geste de la main, des yeux roulés en l’air en guise de protestation.

Chaque mois, elle revoyait les mêmes images défiler devant ses yeux de petite fille qui avait la sale manie de se cacher derrière les jupes de sa mère.

Dans les Mellah, les Derbattes (rues) étaient très étroites. Des labyrinthes. On pouvait s’y perdre facilement. Elle s’agrippait aux jupes de sa mère et bénissait la journée où cette dernière avait choisi de s’habiller d’une jupe ample. Sa mère marchandait constamment en arabe en s’engueulant avec les marchands, en leur jetant presque à la figure leur marchandise d’un geste de mépris. Elle en avait honte. Honte d’elle. Elle se souvient qu’elle aurait voulu leur caresser le visage à ces marchands à la peau brûlée et ridée par le soleil. Elle aurait voulu leur dire:
- Mais non, ne faites pas attention à ses sautes d’humeur, elle n’est pas méchante. C’est un spectacle qu’elle donne chaque fois.

Quelle violence se vivait dans les Souks! Ces poules que l’on choisissait vivantes et que l’on tuait sur place. Elle les revoyait courir sans tête et s’empressait de mettre la main sur sa gorge pour ne pas que sa tête de petite fille ne s’envole et ne se retrouve sur les corps de ces poules.

Une année, pour la fête du Yom Kippour, fête où l’on avait coutume d’égorger un coq pour chaque mâle de la famille et une poule pour chaque membre de la famille de sexe féminin, sa mère lui avait demandé de choisir sa poule. Elle se souvient de l’avoir choisie en pensant qu’elle pourrait l’amener et s’amuser sur le balcon avec elle.

Ils l’avaient égorgée. Elle en avait été terrifiée. Elle avait choisi l’heure de la mort de la plus jolie des poules du poulailler !

Et ces moutons que l’on traînait par terre pendant la fête de l’Aid El Kebir. Elle observait du coin de l’oeil, leurs yeux effrayés. Les yeux de ceux qui savent leur dernière heure arrivée. Elle voyait sa mère assister à l’égorgement tout en parlant de la pluie et du beau temps.

On les égorgeait sur la place publique. Et le sang n’en finissait plus de couler.

Parfois certains marchands plaçaient une bassine sous l’entaille. D’autres fois, le sang coulait sur la chaussée, le long du trottoir et une petite fumée s’élevait au-dessus. Petite, elle s’était imaginée que dans cette fumée, l’âme du mouton s’élevait vers le ciel et allait joindre les nuages pour former les pensées de la bête.

Parfois, elle croyait revoir le visage ou les yeux du mouton dans le ciel.

Plus jamais elle n’avait pu manger de mouton, ni de l’agneau, ni de la chèvre. La simple vue de ces bêtes vivantes l’horrifiait et leur odeur lui soulevait le cœur.
Un tunnel d’enfer.

Le visage de sa mère était toujours associé à ce passé lointain. Comme ces gestes de dégoût et de mépris qui l’avaient suivi tout au long de son adolescence. La bouche tordue de sa mère à la simple vue de la naissance de ses seins, la haine marquée dans son visage de la voir prendre son temps à la sortie des classes et entrer à la tombée de la nuit. Cette bouche la chargeant d’adjectifs plus haineux les uns que les autres pour des moments de liberté volés. Ces moments de liberté vécus dans l’intensité de la crainte et l’assurance des réprimandes.

La liberté n’était qu’un mot du vocabulaire des parents immigrants forcés de faire avaler la pilule aux enfants obligés de quitter leur enfance, obligés de laisser derrière eux les amis, pour se retrouver dans un soi disant pays de liberté annoncée.

Toutes ces images se superposaient pour n’en figer que quelques-unes comme des clichés d’une seule et même scène.

Ici au Québec, ces images de mère perdues dans les dédales d’un marché lui parvenaient d’un rêve lointain. Ici, au Québec, ils perdaient toute signification.
Dans ce pays, on se sent piégé autrement. Ici, on cache les bêtes pour les tuer. Ici, ni la misère humaine ni la misère animale ne sont exposés sur des étales de marché.

Elle referma le livre Arcane 17, qui l’avait fait vagabonder au fil de ses pensées pirates, au rythme des crampes qui l’assaillaient. L’Étoile qui dirige, guide. Celle qui lui a tant pesé. 

Celle qui, en contradiction avec sa soif de liberté et le poids de ses ancêtres dans son ADN, lui a causé tant de remises en question. Cette étoile, elle la dédia à sa fille, québécoise de souche dans la tête, pour cadeau, en ce jour de veille de Noel.

« Puisse ce livre t’ouvrir à la vie... au merveilleux... à la pensée poétique conductrice d’électricité mentale... »

Elle n’avait pas fini de rédiger ces quelques lignes que lui vint en mémoire le livre des livres, celui qui se transmettait de père en fils. Songea à toutes les malédictions du peuple juif, à ses ancêtres si rabbins, si hermétiques et si cabalistes, qui avaient négligé l’existence d’Akhenaton, l’Égyptien.

D’habitude un mot ou une phrase d’auteur qui l’avait frappée lui revenait en mémoire pour la sauver d’une situation, d’une angoisse, d’un questionnement.

C’était sa manie. Elle se citait des réflexions d’auteurs, d’écrivains, de philosophes ou de poètes dans des moments opportuns. La littérature dirigeait sa vie et elle se laissait conduire et diriger par elle en souriant, en ironisant intérieurement. Son monde était peuplé de mots et de phrases. Une thérapie à très bon marché.

Plutôt qu’un mot, qu’une phrase, c’était une musique du tango d’Osvaldo Pugliese
« Tanguera » qui s’imposa. Cette danse qui les contient toutes exigeait un équilibre en soi, avec le partenaire, la musique, le monde extérieur. Tanguera.

Elle se vit danser, avancer, reculer, faire un pas de côté, de l’autre, un faux pas, l’un des deux le rattrape et le morceau de musique finit toujours par s’achever. L’aventure aura duré trois minutes tout au plus.

« Il était une fois un pays qui renfermait tous les pays du monde; et dans ce pays, il y avait une ville qui incorporait toutes les villes du pays; et dans cette ville, il y avait une rue qui réunissait en elle toutes les rues de la ville; et dans cette rue il y avait une maison qui abritait toutes les maisons de la rue; et dans cette maison, il y avait une chambre, et dans cette chambre il y avait un homme, et cet homme riait, riait et nul n’avait jamais ri comme lui. »
— Rabbi Nahman de Bratzlav

Et si cet homme était une femme. Et si... ce pays, cette ville, cette chambre…
Les enfants arrivaient dans la cuisine à la queue, comme s’ils sortaient des dédales d’un souk casablancais alors que la réalité vint alors s’imposer lourdement sur fond d’odeur de cannelle, de clous de girofle, de viande et de farine grillée.

Ici maintenant à Montréal, tous étaient en train de préparer les beignes, les cretons et le bœuf à la mode pour Noel.

Loin, loin, très loin de l’Afrique du nord.

1 commentaire:

  1. Cette prémice à l'histoire d'un grand parcours empli d'émotion et de lucidité se doit d'être complétée au de là de ce blog. Témoin d'une réalité qui est encore jeune et peu traitée, un tel témoignage de vie ne saurait que combattre laeconnaissance et parfois l'indifférence que l'on peut avoir face aux réalités des autres, particulièrement de celles qui ne nous ressemblent pas. Mais pourtant, ne sommes-nous tous en un même coeur unis par une rage de vivre pleinement et ultimement notre destinée?
    D'où que tu viennes, quoi que tu fasses, je te dois le respect et l'écoute. La connaissance réelle de l'autre ne peut donner lieu qu'à de profondes réalisations et à une actualisation du potentiel individuel et collectif.
    Je t'en prie...publie.

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