Rilke l’Andalou de Évelyne Abitbol
par Pierre Turcotte
Rilke l’Andalou. Le titre est trompeur. On s’attend à un essai historique sur le passage de l’illustre poète dans cette ville de l’Andalousie connue des touristes qu’est Ronda. Déjà, une première surprise avant même d’ouvrir le livre : Rainer Maria Rilke a donc vécu un temps en Andalousie ? Non pas que cela nous étonne qu’il puisse avoir été charmé par la ville de Ronda et ses beautés, nous l’avons tous été, qui avons eu la chance de la visiter, mais plutôt qu’on n’en ait pas entendu parler avant. Bref, on a le livre dans les mains et on s’apprête à plonger dans un essai socio-historique qu’on espère passionnant. Or, c’est tout autre chose qui nous attend.
Montage éphémère : la sculpture de Rainer Maria Rilke à Ronda dans les jardins de l'hôtel Reina Victoria. À la fin du livre, l'inscription qui repose près de la sculpture y est reproduite. |
La temporalité est ici respectée, mais entrecoupée de sauts dans l’espace et dans le temps sur les traces de Rainer Maria Rilke, Lou Andreas-Salomé, Nietzsche, Cézanne, Rodin, Freud, et d’autres. Si on devait assimiler ce récit à un instrument de musique, je dirais volontiers l’accordéon, par l’action du soufflet qui tire et pousse, écartant constamment les pans de la temporalité, sauts dans le passé et retours du dialogue dans le présent de la narration, comme si les années se trouvaient emmêlées et l’espace fluide. Une musique, inévitablement, s’en dégage. On est à Ronda, mais aussi à Séville, à Cordoue, à Paris, à Vienne, au Moyen-Orient, au Québec… Dans tous ces lieux, des êtres sont convoqués, cités, admirés. Les personnalités déjà citées, des amis, des collègues d’une vie de labeur et d’engagement politique, mais, surtout, la famille, les ancêtres et les traces qu’ils ont laissées, bien malgré eux, en exil, en exode, sans se douter qu’un jour, tôt ou tard, une descendante en saisirait le prétexte pour essayer de remonter la temporalité identitaire. On n’est nulle part et partout à la fois : le récit sert de prétexte à cerner le monde en soi, y dénicher sa place, celle de ses ancêtres, sa culture et ses questionnements. Se comprendre soi-même, pour ceux qui y parviennent, devient l’exploit d’une vie.
Le bureau, la bibliothèque et le manteau de la cheminée de la chambre 208 sont reproduits dans le lobby de l'Hôtel Catalonia Reina Victoria à Ronda.
Chaque personnage apporte sa propre dimension, que l’auteure tente d’assimiler et d’intégrer à la sienne propre. La présence de Rilke sert de catalyseur et de passage entre eux. Un prétexte, en somme. Mais, quel prétexte ! On a le plaisir de lire plusieurs de ses poèmes, parfois mystiques (la convocation des anges…), et qui scrutent souvent l’âme inquiète, tout au long du récit.
Rilke l’Andalou, d’accord, mais ne s’agit-il pas plutôt d’Évelyne Abitbol l’Andalouse d’adoption ? L’auteure se dévoile et révèle des pans secrets de sa vie, sa nature profonde, son étonnante érudition. Elle aussi, comme Werther (on pense aux Souffrances du jeune Werther de Goethe), comme Rainer (encore sollicité par un jeune poète), comme Lou (le modèle tant admiré), a vécu une vie d’errance, cherchant sans cesse des attaches qui ne parviennent jamais vraiment à l’attacher. Trouver son essence dans la fuite en avant n’est pas chose facile, mais certes enrichissante. Rien de plus plat et morne que le suffisant qui croit savoir tout de lui-même et ne se pose aucune question. Nous sommes loin de cela avec Évelyne Abitbol qui se livre sans fard.
Mais, au-delà du prétexte identitaire, littéraire et philosophique, le récit raconte l’histoire d’une séduction momentanée, de ces séductions improbables qui nous guettent au détour d’une rue, à l’ouverture d’une place ou auprès d’une fontaine, et qui nous remettent en question, l’espace d’un jour, comme si une chance nous était offerte de revivre les passions irraisonnées de la jeunesse. Me séduit-il, l’ai-je charmé ? Pourquoi me regarde-t-il ainsi, est-ce à moi que s’adresse ce sourire et cette remarque allusive ? On se demande tout au long du récit si la narratrice va céder à la tentation – dirais-je à la gourmandise ? – de jouer à l’initiatrice avec ce jeune poète plus impressionnable que sûr de lui. Ou, mieux, de vivre une folie pour elle-même tandis qu’il en est encore temps et que les chances, elle le sait, iront en s’amenuisant avec le temps, ce cruel sablier dans lequel le sable ne remonte jamais à moins de tout renverser. Mais je ne dévoilerai pas ici ce mystère.
Lisez ce livre si vous avez envie d’évasion, même si on ne s’évade d’aucune prison. Lisez ce livre si vous aimez l’Andalousie, même si vous devez parcourir le monde par l’itinérance des poètes déracinés. Lisez ce livre si vous aimez Rainer Maria Rilke, même si vous croyez tout connaître de lui.
Née en Afrique du Nord, au Maroc, journaliste, Évelyne Abitbol a vécu la majeure partie de sa vie au Québec où elle a consacré une grande partie de sa carrière au dialogue des cultures et des civilisations. Elle a travaillé au sein d'organisations internationales et nationales à la défense des droits humains et de la démocratie. Elle est la cofondatrice de la Fondation Raif Badawi pour la liberté (FRBL).
Elle partage maintenant sa vie entre l'Andalousie et le Québec.
Le livre est illustré par l'aquarelliste andalou Salvador Chica Jimenez, né à Ronda. Il peint depuis l'enfance mais a découvert l'aquarelle adulte. Il aime la transparence que procure l'aquarelle. D'une couleur, dit-il, on peut dériver vers plusieurs tons. Ce sont comme des cristaux de couleurs sur fond blanc.
Rilke l’Andalou, disponible chez Renaud-Bray et Archambault. Aussi en commande sur Amazon et à la librairia Dumas, Calle Jerez 8, Ronda - Andalousie
ABITBOL, Évelyne. Rilke l’Andalou. Montréal : Éditions Dialogue Nord-Sud, 2021, 171 p.
Málaga, 23 décembre 2021
Pierre Turcotte
Poète, auteur de :
FINESSE DU SABLE, poèmes en prose, Éditions Takaba.
TOTEM SALUTAIRE (Prix du Jury Youve France 2021), poésie, Éditions Mikanda.
CALME BRÛLANT, poésie, Pierre Turcotte Éditeur.
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